Je discutais avec une copine de nos pratiques d’écriture, et de ce qu’on partage ou pas à nos destinataires. Est ce qu’on écrit pour nos ami·es, nos réseaux pros, nos familles, nos intimes, nos ex? et les parfait·es inconnu·es?
Est-ce possible, est-ce souhaitable, d’écrire des choses qui concerne l’ensemble de ces personnes?
J’ai commencé par promouvoir cette lettre sur LinkedIn, et j’aurais pu écrire une lettre d’experte, partager mes connaissances et mes analyses sur les sujets techniques que je maîtrise.
Étymologiquement, le mot « technique » est issu du mot grec τέχνη / téchnē, «métier, art, habileté manuelle ou intellectuelle »
Wikipedia
Mais mes habiletés intellectuelles ne sont pas le sujet ici. C’est ailleurs que je suis professeure.
“Parce que c’est quand même très intime, ce que tu écris” m’a-t-elle dit. Sous entendu, “Tu n’as pas peur de t’exposer comme ça?”

La frontière entre le privé et l’intime est la ligne de crête qui guide mon écriture.
Le privé, c’est ce qui ne vous regarde pas. Le nom et le visage des mes enfants, mon numéro de sécu, ma junk food préférée pour les soirs de déprime. Le privé, c’est ce que je ne partage qu’avec mes proches, éventuellement les professionnels que ça concerne. Le privé, ce sont mes playlists de chansons préférées, “mon spot d’écriture du jour”, et tout un tas de trucs que plein de gens adorent publier sur Instagram et qui me font grincer des dents. Si on ne se connaît pas, je n’ai pas envie que tu me montres ça. D’abord le lien humain, ensuite le partage de bouts de vie. Faire l’inverse pour singer le lien, non merci.
Le privé c’est très relatif, et évolutif. Je me suis précipitée, à la maternité, pour poster une photo de mes bébés pour récolter les likes de tout mon réseau militant. Mes bébés sont devenus les mascottes de toute une fédération et 11 ans après je le regrette et ne les expose plus.
L’intime (nom commun), c’est autre chose.
L’intime, c’est la parentalité, la maladie, la sexualité, les émotions, l’argent. L’intime, c’est souvent tabou. L’intime, c’est ce qui doit rester derrière les portes du foyer, être porté seul·e et dans la honte. L’intime, c’est souvent les trucs de bonne femme. Et l’intime, c’est politique.
C’est tout l’enjeu de la 4ème vague féministe, qui parle des règles, de la charge mentale, des poils et de cette précieuse compétence de savoir baisser une lunette de WC. “Beurk”, a-t-on toustes dit au début de ces débats.
Simone de Beauvoir (rendons à César) a été copieusement insultée quand elle a publié le Deuxième Sexe en 1949. Pour la première fois, une philosophe parlait (entre autres) du corps des femmes, des règles, de la grossesse, de la ménopause, du sexe, de l’avortement. L’ouvrage fut accusé non seulement d’être immoral, remettant en cause les fonctions maternelles et domestiques des femmes, mais aussi pornographique. On ne parle pas des fonds de culotte épicétou. Le Deuxième Sexe a surtout été une énorme révolution. C’est entre autres grâce à ce livre que tout un tas d’influenceuses parlent aujourd’hui de leurs symptômes prémenstruels et de leur santé mentale sur Internet. C’est dans cette lignée que des députées font tester des simulateurs de crampes menstruelles à leurs homologues masculins à l’Assemblée. Et ça, c’est bien plus précieux que vos selfies sur LinkedIn pour booster l’algorithme.
J’ai une immense gratitude pour cette libération de la parole.
Il y a dix ans, c’était absolument inenvisageable de dire en arrivant au bureau “c’est pas la grande forme aujourd’hui, c’est mon premier jour de règles”. Aujourd’hui, c’est possible. Y compris de le dire à des hommes. Et c’est un immense soulagement. Parce que garder l’intime privé, c’est rester seule avec ses douleurs, physiques et émotionnelles. Libérer la parole, c’est se souvenir qu’on est toutes concernées, c’est tisser les premières étapes de la solidarité. Tiens, j’ai du Spasfon si tu veux.
Les réactionnaires ont un vrai problème avec cette distinction du privé et de l’intime. On le voit dans la polémique autour du programme d’éducation à la sexualité. Au nom du maintien à tout prix du tabou de la sexualité, ils et elles refusent toute discussion sur le sujet. Mais les tabous n’ont qu’une seule fonction: maintenir le statu quo, en l’occurrence la domination masculine.
Alors Marie-Chantal, tu as peut être eu une vie sexuelle morne et douloureuse, parce que personne ne t’avait rien expliqué, peut-être que tu as enchaîné harcèlement sexuel, avortement clandestin et viol conjugal, en te disant que c’était comme ça, et qu’au fond tu n’en étais pas morte. Je suis infiniment triste pour toi, et évidemment tu ne méritais rien de tout ça. Et ce n’est pas parce que tu n’y comprends toujours rien, que tu confonds sexe et pornographie, consentement et échangisme, stéréotypes de genre et cours de drag, que tu dois punir tes enfants et petits enfants à subir les mêmes oppressions que toi.
Tu méritais l’égalité, Marie-Chantal, tu méritais qu’on t’apprenne à dire non, que tu puisses faire tes propres choix. Moi-même je galère aujourd’hui, je m’entraîne et je trébuche. Mais je veux que ma fille ne se pose plus de questions, et que mon fils ne discute pas les réponses.
Il faut parler de l’intime, pour savoir comment (ré)agir dans le privé.
L’intime, c’est l’analyse et l’apprentissage de ce qui se joue dans le privé. Le privé, ce sont les vécus, les personnes, les situations. L’intime, c’est leur mise en perspective, leur lecture sociale, psychologique et politique.
L’intime se nourrit d’exemples privés, et pour ça, il faut de la vulnérabilité.
La vulnérabilité, c’est se montrer aux autres tel·le qu’on est dans l’instant, fragile, faible, sans garantie sur la manière dont on sera accueilli·e. C’est oser dire qu’on ne sait pas, qu’on ne va pas bien, qu’on souffre, qu’on est perdu·e, sans savoir si on sera puni·e, soutenu·e, humilié·e, ou applaudi·e. Être vulnérable, c’est prendre le risque.
Il y a des petites vulnérabilités, et puis des immenses. Plus j’avance dans ce texte, plus une figure s’impose à mon esprit.
Gisèle Pélicot nous a offert une magistrale leçon de vulnérabilité. Tout le monde a loué son courage et sa dignité, moi j’y vois l’incarnation de la vulnérabilité.
Le huis clos aurait pu protéger sa vie privée, sa chambre, son corps, et les crimes qu’on lui a imposés. Elle a choisi l’inverse: la publicité, la visibilité, la diffusion de ces dizaines de vidéos abjectes, montrant son corps nu et inerte, et tout ce qu’on lui faisait subir.
A posteriori, elle est une héroïne, mais imaginons ce moment où elle a pris cette décision. Je renonce au huis clos. Je renonce à ce droit, qui me protègerait, de garder ce procès dans un périmètre restreint. Je serai peut-être traînée dans la boue par des chroniqueurs sur CNews, je serai peut être tournée en ridicule sur les réseaux sociaux, mais je prends le risque.
Je renonce à cette protection du privé pour exposer l’intime.
Je renonce au huis clos, parce que ce qui m’est arrivé ne doit plus jamais arriver à personne. Parce que tout le monde doit savoir, être bousculé, nauséeux, transformé. “Pour que la société change de regard sur le viol”.
Le risque a payé, Gisèle Pélicot fut applaudie chaque jour par des foules d’anonymes, saluée dans le monde entier, déjà membre éternelle du Panthéon des Femmes qui ont changé le monde. J’ai pleuré à chaque lecture de chaque article sur ce procès, d’horreur, de gratitude, d’admiration.
Dans un tout autre registre, la vulnérabilité c’est aussi cette scène magistrale de la battle finale dans 8 Mile. Les battles de hip hop, temples du clash et de la testostérone. Eminem, petit blanc bec popu complètement illégitime dans le milieu Hip Hop noir de Detroit, retourne le stigmate et renverse le rapport de force.
I’m a piece of fucking white trash and I’ll say it proudly.
Pour les pressés, la fameuse tirade démarre à 7’19. Mais régalez vous des précédentes.
Faut-il du courage pour être vulnérable, ou est-ce l’accès à notre vulnérabilité qui rend courageux·se? Je l’ignore.
Les deux notions embarquent cette prise de risque. Vertigineuse parfois. Minuscule d’autres fois. La vulnérabilité comme le courage, c’est faire le choix de ne pas laisser la peur gagner.
C’est un pari, sans garantie. Mais c’est la seule option pour avancer.
Il est génial ton texte. Il m'a enrichi. Il m'a faire un bond sur une réflexion présente (ce qu'on partage ou pas et avec qui on le partage) qui n'avait pas encore trouver ses termes. Merci.
Sur Gisèle Pélicot, je me suis tellement demandé comment ça s'est passé dans sa tête au moment du choix de la publicité des debats. Je trouve que parler de sa vulnérabilité est bien cerner la situation.
Et j'ai envie de revoir 8 Mile maintenant !!! 😁